Des filles comme ça

Le rock a inventé le sexe. Son image et sa représentation plus précisément. Le sexe s'est tout entier fondu dans les corps et les visages des Rock'n Roll stars. Il en a pris leurs traits constamment mouvants, interchangeables selon chaque générations et selon chaque nouvelles règles glanées dans les contextes sociaux, politiques et culturels. Le rock, le sexe et l'image. Pas de ces images qui ont pignon sur rue dans les vitrines des supermarchés mais celles qui dérangent parce que non conformes aux codes sexuels du moment. Le rock a fait de l'identité des sexes une mode, un tremplin pour penser et voir autrement. Chaque génération y a dévoilé la face secrète de ses pulsions identitaires. Les rocks stars féminines ont considérablement bouleversé la manière dont les femmes se perçoivent et sont perçues. Elles ont joué le rôle de catalyseurs pour perfuser dans les mœurs d'autres codes de représentations. Rien d'étonnant donc à ce que deux chorégraphes, Eszter Salamon et Mathilde Monnier, puisent dans l'univers féminin du rock pour énoncer la pluralité des genres identitaires et en explorer ses multiples déclinaisons. La danse, parce qu'elle peut se construire hors de toute anecdote, est un champ idéal pour performer ces métamorphoses du genre féminin. Elle ouvre à l'exploration d'un geste inédit, épouse en plein ces corps qui cherchent leur histoire dans un face à face immédiat, sans compromis.

Perruques, moustaches et hauts-talons Au début des années 70, le punk invente les premières figures féminines androgynes avec des chanteuses telle que Patti Smith. À cette même époque, la plasticienne et performeuse afro-américaine Adrian Piper endosse des attributs du genre masculin (perruque, moustache, chemise et pantalon, lunettes de soleil) pour se travestir en homme et parcourir les rues de New York : l'art au féminin s'impose à travers l'expérience individuelle et le corps s'engage pleinement dans un discours politique afin de contester les cadres idéologiques qui légifèrent son droit à la représentation. À travers un dialogue que les femmes cherchent à mettre en place par le biais de l'art, elles expérimentent leur identité propre à l'intérieur d'un corps marqué socialement, un corps dans lequel elles ne se reconnaissent pas, et lancent un défi aux lois et aux coutumes qui réglementent le corps de la femme. À la conquête de leur propre image elles mettent en place de nouvelles stratégies de représentations et de pratiques artistiques susceptibles de faire dévier la femme de son image traditionnelle et de la position que lui accorde le système patriarcal. Une trentaine d'années plus tard, en 2004. Pour les artistes femmes, l'époque n'est plus à la dénonciation sociale et politique mais aux représentations symboliques que la culture utilise pour désigner les genres féminins et masculins. Les frontières entre le masculin et le féminin deviennent poreuses, et les femmes, loin de se considérer comme les victimes d'une société patriarcale, se jouent de ces glissements des genres. C'est dans ce cadre que la chorégraphe Eszter Salamon inscrit Reproduction (2003) : une vaste scène carrée autour de laquelle est réparti le public fait office de plate-forme où vont s'enchaîner deux tableaux s'articulant comme le positif et le négatif d'une même photo. Premier tableau : huit personnages déboulent sur cette scène sur une musique pop-punk (Fugasi), prennent la pose, assis, debout ou couché, et se figent. Huit personnages arborant barbes et moustaches, jeans, baskets, bonnet de laine et casquette de base-ball, tennis et godillots, tee-shirts larges, petite bosse subjective au niveau du pantalon et absence totale de rondeurs mammaires. Deuxième tableau : les mêmes personnages, toujours harnachés de leurs virils systèmes pileux, s'exhibent en hauts-talons, jeans moulants, maquillages outranciers et faux seins apparents sous des tee-shirts moulants. Avec Reproduction, Eszter Salamon se joue des genres sexuels et du sexe biologique jusqu'à ce que nulle ne puisse dire de quel sexe, biologique ou social, il s'agit. Et cela n'a d'ailleurs aucune importance. Les sexes apparaissent comme des modes possibles de relations et non comme des catégories fixes aux contenus et aux finalités déterminés. Les corps figés dans un premier temps - sculptures exposées comme pour mieux être observées hors de toute action - se mettent en mouvement avec une infinie lenteur, esquissent un parcours solitaire avant de se retrouver deux par deux (quatre couples), puis par trois pour finir tous ensemble, effeuillant un catalogue de poses où se déclinent tous les possibles de l'acte sexuel. Le jeu des genres comme modes relationnels et la confusion des sexes qui en découle se concentrent uniquement sur les associations sexuelles : un homme avec un autre homme, oui mais un homme qui est en fait une femme déguisée en homme avec un autre homme qui est aussi une femme déguisée en homme, donc en fait une femme avec une autre femme ; une femme avec une femme qui est une femme avec une barbe et la physionomie d'un homme… Impossible clarté ! Il faut donc entendre ces rapports de sexe à sexe non comme identitaires mais mouvants et fictifs, et que seul ce mouvement et les histoires dont la seule dramaturgie est celle induite par le nombre des participants (seul, par deux, trois, où tous ensemble – bouquet final de Reproduction) comptent. En cela Eszter Salamon fait de la danse l'outil idéal pour donner corps à cet esprit de mouvance et de nombre. En imprimant cette extrême lenteur au mouvement, les huit interprètes (huit femmes) s'attachent avec une grande tension et une concentration à l'écoute de leurs propres gestes, évoluent et se portent vers les autres en suivant le flux de mouvements intérieurs. Elles évacuent ainsi l'idée d'une illustration des genres féminins et masculins pour brouiller les pistes et poser cette question : suffit-il seulement de se référer aux genres pour décider du sexe ? Contre tous déterminismes sociaux et culturels, le genre sexuel endossé peut-il être le miroir de nos fictions intimes ? Reproduction y répond avec simplicité et efficacité : le partage sexuel est une pure fiction, chacun peut donc se raconter sa propre histoire, brouiller ses frontières et composer une palette où l'objet féminin et masculin s'efface au profit d'un sujet qui invente son propre genre.

Féminins contemporains Au-delà de ces possibles fictions Mathilde Monnier ouvre avec Publique (2004) un cadre où résonne en creux les modes de vie qui découlent de cette invention de soi. Sur la musique de PJ Harvey, une bande de huit danseuses s'adonne totalement à une danse à la fois légère et tellurique. Danse pop des fêtes nocturnes et des moments de solitude. Une danse faite de vocabulaires, de rythmes et de narrations intimes à même de déjouer le formatage propres aux représentations identitaires, et par extension - puisque nous sommes ici dans le lieu de la scène et du spectacle de danse – de la composition propres aux structures chorégraphiques. D'une certaine manière Mathilde Monnier prend le relais de la pièce d'Eszter Salamon : une fois fait le constat du genre comme fiction qui s'invente, à travers quel vocabulaire peut-il s'incarner pour se donner à voir et être partagé ? La danse comme espace commun de l'intime est ici convoquée sans équivoque ni compromis. D'emblée les danseuses prennent radicalement possession d'un espace où l'en-commun avec le public affleure sans jamais être directement abordé. Ces corps qui s'inventent dans l'instant cherchent aussi à inviter au partage d'un langage qui n'a pas d'autres fonctions que de s'incorporer à tout prix, quelque en soit le geste, hors des normes sociales et spectaculaires. Des cartographies multiples qui n'aspirent pas au geste essentiel et premier, mais qui se jouent de la culture comme d'incessants vecteurs de métamorphoses et de transformations. La culture dans laquelle baigne Publique est celle du rock contemporain. Une culture en plein dans notre époque, sans effets rétroactifs et nostalgiques. Une culture qui se vit frontalement à l'image de la musique de PJ Harvey - directement dans le corps, sans autre interférence que celle d'un rapport à vif avec la musique. Une culture donc plus qu'un art. Une culture qui n'est pas directement un objet de langage comme ce serait le cas pour l'art, mais une pratique qui vient constamment heurter l'immobilisme du temps et subordonner notre rapport aux événements du quotidien. C'est donc la pratique de la danse comme un acte de faire et d'expérimentation de soi que Mathilde Monnier livre au public. Une danse qui agit comme le révélateur d'une inattaquable souveraineté, celle d'être pour un instant dans une pleine maîtrise de soi et dans un total abandon en soi, petit point tout à la fois centré sur soi et poreux au monde. L'affirmation d'un geste comme trace émergente d'une identité qui peut échapper à une aliénante normalisation. Il doit y avoir un avant et un après à ces moments de danse. Un temps qui s'acheminerait dans des histoires qui environnent la présence de ces danseuses. Mais de ces histoires qui réduiraient cette danse à un événement marginal, voir accidentel, Monnier ne s'y intéresse pas. Savoir ce qu'elles font toutes là à danser n'est pas son propos. Elle ne fait qu'extraire du quotidien ces micros fragments d'existences où le corps se livre et donne la pleine mesure de sa capacité à créer des images autonomes. La musique de PJ Harvey, tonitruante, animale, féminine, fait corps avec chacune des danseuses. Elle n'amène pas à une danse qui serait préméditée, objectivée ou construite, mais au contraire, spontanée et révoltée. Une danse qui s'affirme. L'univers féminin de Publique est tout entier contenu dans cette affirmation. Mathilde Monnier n'y revendique pas un genre féminin, mais au contraire elle cherche à brouiller les cartes, à l'effacer pour en reconstruire un autre qui à nouveau s'effacera pour un autre. Ce qui appartiendrait en propre au genre féminin se crée donc pour disparaître en permanence. Impossible d'identifier ces danseuses qui constamment changent de vêtements et de coiffures et les arborent comme des prothèses éphémères signifiant que ce qui reste de tout cela c'est avant tout un geste qui s'invente, et avec ce geste, l'empreinte hors de tous conformismes féminins et masculins. Contrairement à Eszter Salamon, Monnier n'use pas du double féminin / masculin pour troubler les codes de la représentation, mais du seul genre féminin pour n'en garder qu'un fil très ténu. Cet en-commun qu'elle nous livre sans artifice, avec la spontanéité du plaisir partagé. Rien n'est dicté mais tout se donne comme un retour possible vers soi hors des cadres du spectacle. La danse ne serait donc que prétexte à exposer une enclave du réel. À offrir un cadre pour que le corps y expérimente ses multiples transformations. Un miroir à multiples facettes où le public est invité à venir confronter sa propre image et à explorer le trouble de sa propre sexualité.

Alexandra Baudelot - 06 janvier 2005 – www.revuemi.com